CHRONIQUE | HERITAGE ET GOUVERNANCE LOCALE : DYNAMIQUES AFRICAINES
Par M. Tristan Routier, Expert en décentralisation et patrimoine culturel en Afrique
Décentralisation et patrimoine immatériel : un levier pour le développement local ?
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Le patrimoine immatériel représente bien plus qu’un simple héritage culturel ; il constitue l’essence même de l’identité des communautés et un puissant vecteur de lien social. Cet héritage immatériel, constitué de traditions orales, de musiques, de danses, de pratiques rituelles et de savoir-faire artisanaux, témoigne de siècles d’histoire et de résilience face aux changements. Cependant, ces richesses inestimables sont aujourd’hui confrontées à de multiples défis, notamment l’urbanisation accélérée, la mondialisation culturelle et le désintérêt croissant des jeunes générations pour les pratiques traditionnelles.
À ces défis s’ajoutent des problématiques structurelles : dans de nombreuses régions, les politiques culturelles restent centralisées, laissant les collectivités locales démunies face à la sauvegarde de leur propre patrimoine. Cette situation est d’autant plus alarmante que la préservation du patrimoine immatériel ne relève pas seulement d’une démarche culturelle ; elle a des implications directes sur le développement économique, social et même environnemental des territoires. C’est dans ce contexte que la décentralisation se pose comme une stratégie clé. En transférant aux collectivités locales des compétences en matière de gestion et de valorisation culturelle, elle leur offre une autonomie et une capacité d’action accrues. Cela signifie non seulement la possibilité d’identifier et de protéger leur patrimoine immatériel, mais également de le transformer en un moteur de développement local.
Les communes deviennent ainsi des actrices centrales dans la mise en œuvre de politiques adaptées aux spécificités culturelles de leurs territoires. L’objectif de cet article est d’explorer comment la décentralisation, loin d’être une simple réforme administrative, peut devenir un levier puissant pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine immatériel. Nous analyserons les retombées positives de ce processus, en termes économiques et sociaux, tout en mettant en lumière des initiatives exemplaires menées en Afrique subsaharienne. Enfin, nous examinerons les défis à relever et proposerons des pistes concrètes pour que la décentralisation puisse pleinement réaliser son potentiel au service du patrimoine immatériel et du développement durable des communautés locales.
La décentralisation au service du patrimoine immatériel
« Les collectivités locales jouent un rôle clé dans l’intégration du patrimoine immatériel dans les stratégies de développement », souligne l’ouvrage Patrimoine culturel et enjeux territoriaux en Afrique francophone[1]. Depuis les années 2000, de nombreux pays africains ont engagé des processus de décentralisation, confiant aux communes des compétences cruciales en matière de gestion urbaine et culturelle. Cette évolution a permis aux élus locaux de devenir les gardiens actifs de leur héritage immatériel.
Les collectivités locales disposent désormais de leviers concrets pour inventorier, protéger et promouvoir leur patrimoine immatériel. Cette responsabilité inclut la création d’outils de gestion, comme les inventaires participatifs, où les communautés locales sont invitées à identifier et décrire leurs propres traditions et savoir-faire.
Ces inventaires, soutenus par des cadres réglementaires locaux, jouent un rôle fondamental dans la protection juridique de ces pratiques. Un exemple notable est celui de la ville de Djenné, au Mali, qui a intégré des règles de conservation du patrimoine dans son plan de développement communal. Cette initiative inclut la documentation des savoir-faire architecturaux locaux, comme les techniques de construction en banco, liées aux traditions immémoriales des maçons de la région. De même, à Grand Bassam, en Côte d’Ivoire, les autorités locales collaborent avec des associations culturelles pour revitaliser les festivals traditionnels, favorisant ainsi la transmission des pratiques artistiques aux jeunes générations. Ces projets illustrent l’importance d’un dialogue constant entre les collectivités locales, les populations et les partenaires extérieurs, comme les ONG ou les agences internationales.
En effet, la formation des élus et des techniciens municipaux est essentielle pour leur permettre de mieux appréhender les enjeux du patrimoine immatériel. Selon le guide Patrimoine culturel et développement local, les ateliers de formation régionaux organisés dans des pays comme le Bénin et le Sénégal ont permis à plusieurs communes de renforcer leur capacité à gérer ces questions de manière autonome et adaptée aux réalités locales. L’action des collectivités est d’autant plus efficace lorsqu’elle s’appuie sur des réseaux de coopération décentralisée favorisent l’échange de bonnes pratiques et le partage d’expertises.
Ils permettent également de mobiliser des financements internationaux pour soutenir des projets de préservation et de valorisation du patrimoine immatériel. Ainsi, la décentralisation, loin de se limiter à un simple transfert de compétences administratives, se révèle être un outil puissant pour mettre en lumière les richesses immatérielles des territoires. En plaçant les populations locales au cœur du processus, elle contribue à faire du patrimoine un vecteur de développement économique, social et culturel.
Les retombées économiques et sociales de la valorisation culturelle
Le patrimoine immatériel n’est pas seulement une source de fierté culturelle ; il constitue également une opportunité économique et sociale majeure. En effet, les activités liées à la valorisation de ce patrimoine, comme les festivals, les ateliers artisanaux ou les circuits touristiques, génèrent des revenus significatifs pour les communautés locales. Ces initiatives permettent non seulement de créer des emplois, mais aussi de stimuler l’économie locale en attirant des visiteurs et des investisseurs. Les festivals traditionnels, par exemple, offrent une plateforme pour célébrer et promouvoir les pratiques culturelles. Le festival des transhumances à Diafarabé, au Mali, attire chaque année des milliers de visiteurs, générant des retombées économiques pour les artisans, les hôteliers et les commerçants locaux.
Ces événements encouragent également la revitalisation des savoir-faire traditionnels, comme la fabrication d’instruments de musique ou de costumes pour les performances. Outre l’économie, la valorisation du patrimoine immatériel joue un rôle clé dans la cohésion sociale. En rassemblant les communautés autour d’événements culturels ou de projets patrimoniaux, elle renforce les liens sociaux et favorise un sentiment d’appartenance. Par exemple, à Podor, au Sénégal, la réhabilitation des danses et musiques traditionnelles a servi de catalyseur pour mobiliser les jeunes autour de projets collectifs. Par ailleurs, l’artisanat local, souvent étroitement lié aux traditions immatérielles, bénéficie également d’un nouvel élan grâce à ces initiatives.
À travers des coopératives ou des programmes de formation, les artisans peuvent accéder à de nouveaux marchés, notamment internationaux, tout en préservant les techniques ancestrales. Selon le guide Patrimoine culturel et développement local, des initiatives similaires au Bénin ont permis de tripler les revenus de certaines coopératives artisanales. Enfin, le tourisme culturel, lorsqu’il est bien encadré, devient un levier puissant pour le développement local. Les circuits mettant en avant les musiques, danses et récits traditionnels attirent des visiteurs à la recherche d’authenticité, créant ainsi un cercle vertueux où les revenus générés soutiennent la préservation des pratiques culturelles.
La valorisation culturelle, au-delà de ses impacts économiques et sociaux immédiats, participe donc à la construction d’un avenir durable pour les communautés locales. En investissant dans leur patrimoine immatériel, les collectivités locales favorisent non seulement leur développement, mais aussi la transmission de leur identité aux générations futures.
Un autre exemple emblématique est celui de la cérémonie du Nguon, organisée tous les deux ans à Foumban, au Cameroun. Cette célébration ancestrale du peuple bamoun, récemment inscrite sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, illustre avec force le lien entre patrimoine immatériel, gouvernance locale et développement territorial. Véritable forum populaire alliant rituels, débats politiques et festivités culturelles, le Nguon permet à la population de s’exprimer publiquement sur la gestion du royaume, y compris sur les décisions prises par le roi. En 2024, cette cérémonie a donné lieu à une interpellation symbolique du souverain sur des sujets cruciaux comme la préservation des terres et la gestion des ressources naturelles.
Au-delà de sa dimension politique, le Nguon génère également d’importantes retombées économiques : afflux touristique, développement de l’artisanat local, hausse des réservations hôtelières et dynamisme accru des services de restauration et de transport. Il s’agit là d’un exemple réussi de mobilisation d’un patrimoine immatériel pour renforcer à la fois l’identité locale, la participation citoyenne et la vitalité économique d’un territoire.
Défis et opportunités dans la gestion locale du patrimoine
La gestion locale du patrimoine immatériel, bien que prometteuse, s’accompagne de nombreux défis. L’un des principaux obstacles réside dans le manque de moyens financiers et humains à la disposition des collectivités locales. Souvent, les budgets alloués à la culture sont limités, et les priorités se tournent vers des secteurs jugés plus urgents comme la santé, l’éducation ou les infrastructures. Ce déséquilibre budgétaire rend difficile la mise en œuvre de projets ambitieux de sauvegarde et de valorisation du patrimoine. En parallèle, de nombreuses collectivités locales manquent de personnel qualifié et formé à la gestion du patrimoine immatériel. La conception de politiques culturelles adaptées, l’identification des pratiques à protéger, ou encore la mobilisation des communautés nécessitent des compétences techniques spécifiques qui ne sont pas toujours disponibles. Ce déficit de capacités est particulièrement prononcé dans les zones rurales, où les ressources humaines sont souvent limitées.
Le manque de sensibilisation constitue également un défi majeur. Dans certains cas, les élus locaux eux-mêmes ne perçoivent pas pleinement la valeur économique et sociale du patrimoine immatériel. Ce manque de prise de conscience freine l’élaboration de stratégies cohérentes et la mobilisation des populations autour de projets culturels. Malgré ces difficultés, la gestion locale du patrimoine immatériel offre d’immenses opportunités. En premier lieu, elle permet de placer les communautés au cœur des processus de décision. Les habitants, étant les premiers dépositaires des traditions culturelles, sont mieux placés pour identifier les pratiques significatives et contribuer à leur préservation. Cette implication directe renforce non seulement le sentiment d’appartenance, mais aussi la durabilité des actions entreprises. La décentralisation offre également la possibilité de développer des approches adaptées aux spécificités culturelles et géographiques de chaque territoire. Contrairement aux politiques centralisées, souvent généralistes, les initiatives locales peuvent s’appuyer sur les réalités et les besoins propres des communautés.
Par exemple, des festivals traditionnels ou des programmes de transmission des savoir-faire artisanaux peuvent être intégrés dans les plans de développement locaux, contribuant à la fois à la préservation du patrimoine et à l’amélioration des conditions de vie. Les partenariats et les coopérations décentralisées constituent une autre opportunité majeure. Grâce au soutien d’organisations internationales comme l’UNESCO, ou à des collaborations avec des collectivités étrangères, les communes africaines peuvent accéder à des ressources techniques et financières. Par exemple, des programmes comme Africa 2009 ont permis à de nombreuses municipalités de former des techniciens et de développer des plans de gestion adaptés. Enfin, la valorisation du patrimoine immatériel peut être un moteur économique puissant.
Les activités liées au tourisme culturel, à l’artisanat ou aux événements festifs offrent des perspectives de revenus pour les collectivités locales et les communautés. En investissant dans la gestion du patrimoine, les communes peuvent ainsi stimuler la création d’emplois, promouvoir l’innovation sociale et renforcer leur attractivité économique. En somme, bien que les défis soient nombreux, ils ne sont pas insurmontables. Avec une volonté politique forte, des stratégies participatives et le soutien des partenaires, les collectivités locales peuvent transformer la gestion du patrimoine immatériel en un véritable levier de développement. Cette démarche requiert cependant une vision à long terme et un engagement soutenu, à la hauteur des richesses inestimables que constitue le patrimoine immatériel.
Conclusion
Le patrimoine immatériel, qu’il prenne la forme de traditions orales, de danses, de musiques ou de savoir-faire ancestraux, est un témoin vivant des identités collectives et un facteur essentiel de cohésion sociale. Cependant, dans un monde en mutation rapide, ces richesses culturelles sont souvent reléguées au second plan face à des priorités économiques et sociales jugées plus urgentes. Pourtant, comme cet article l’a démontré, la décentralisation offre une opportunité unique pour préserver et valoriser ce patrimoine, tout en le transformant en un levier de développement local durable. En redonnant aux collectivités locales les moyens d’agir, la décentralisation ouvre de nouvelles perspectives. Les élus locaux, en collaboration étroite avec les communautés, deviennent les acteurs centraux de la sauvegarde et de la valorisation du patrimoine immatériel.
Cette approche permet d’adapter les politiques aux spécificités culturelles et géographiques de chaque territoire, tout en répondant aux besoins économiques et sociaux des populations. Elle met également en avant l’importance de la participation citoyenne, essentielle pour assurer l’appropriation des initiatives par les habitants eux-mêmes. Les retombées économiques et sociales de la valorisation du patrimoine immatériel sont multiples. En favorisant la création d’emplois dans les secteurs du tourisme culturel, de l’artisanat et des industries créatives, les collectivités locales peuvent stimuler leur économie tout en renforçant leur attractivité. De plus, la réhabilitation des traditions culturelles contribue à renforcer le sentiment d’appartenance des populations et à préserver leur dignité. Ces dimensions, bien que parfois difficiles à quantifier, sont fondamentales pour le développement harmonieux des territoires. Cependant, pour exploiter pleinement le potentiel de la décentralisation au service du patrimoine immatériel, plusieurs défis doivent être relevés.
La formation des élus et des techniciens municipaux, le renforcement des capacités locales et la mobilisation des financements restent des priorités incontournables. Par ailleurs, la coopération internationale, à travers des partenariats avec des institutions comme l’UNESCO ou des réseaux de collectivités, peut jouer un rôle déterminant en apportant un soutien technique et financier aux initiatives locales. Il est désormais impératif de reconnaître que le patrimoine immatériel n’est pas un simple héritage du passé, mais un atout stratégique pour l’avenir. En investissant dans sa préservation, les collectivités locales ne se contentent pas de sauvegarder leur identité culturelle ; elles posent également les bases d’un développement inclusif et durable.
Comme le souligne le guide Patrimoine culturel et développement local, « préserver le patrimoine, c’est investir dans un avenir qui honore le passé tout en répondant aux besoins du présent ». Le chemin est tracé, mais il nécessite un engagement collectif et soutenu. La décentralisation n’est pas une solution magique, mais elle offre les outils nécessaires pour bâtir des territoires où le patrimoine immatériel devient un moteur de prospérité économique, sociale et culturelle. Il appartient désormais aux élus, aux communautés et aux partenaires de travailler main dans la main pour transformer cette vision en réalité. Le patrimoine immatériel, fragile mais résilient, a le potentiel de relier les générations, de transcender les défis et de construire un avenir ancré dans des valeurs partagées.
Image 1 : Festival des transhumances à Diafarabé en 2024
Image 2 : Palais du Sultan, roi des Bamoun, 2ème jour de la cérémonie du Nguon en décembre 2024